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 Comment les rapports entre design graphique et musique ont-ils évolué avec les arts numériques ?

Le graphisme et la musique sont liés et se nourrissent réciproquement pour constituer la culture populaire contemporaine d'aujourd'hui, source de nombreuses passions : clip, motion design, Vjing, concerts virtuels, streaming... Ces deux secteurs depuis près d’un siècle ont vécu un nombre important de transformations et de révolutions, en termes de médias comme de supports. L’Art Numérique fait partie de ces grandes révolutions qui ont bousculé les créations avec l’utilisation du langage numérique, des interfaces et des réseaux. C’est pourquoi il est intéressant de se demander comment les rapports entre design graphique et musique ont-ils évolué avec les arts numériques ? Pour cela nous étudierons la numérisation de la musique dans les années 1980, 1990 puis la dématérialisation de la musique et enfin nous conclurons avec les perspectives futures. 

La numérisation de la musique

État des lieux

Durant ces dernières décennies le support visuel favori de l’industrie musicale était la pochette de disque, elle illustre les modes de vie, l’esthétique des communautés et des différents courants musicaux. Depuis les années 1950, les pochettes de disques déploient des univers graphiques propres à chaque genres musicaux. Une tendance qui se précisera avec des mouvements tels que le Rock'N'Roll, la musique psychédélique, le Punk…  Le graphisme musical est alors très influencé par l’anti-establishment poussé par les mouvements contestataires comme la culture punk par exemple. Cette culture a créé un langage visuel singulier cassant les codes établis. Collage, typographies rebelles, couleurs criardes et grande liberté d’inspiration, d’appropriation, de détournement culturel sont au cœur de cette tendance graphique qui a transgressé les lois esthétiques fig.1. Le portrait de la Reine Elizabeth par Jamie Reid est devenu une image culte grâce à la pochette des Sex Pistols, Anarchy in the UK (1976) fig.1.3. Ces pochettes révèlent l’extraordinaire étendue de la culture populaire du XX° siècle avant l’apparition du numérique. 

 

Les années 1980 voient émerger une reprofessionnalisation du graphisme ce qui a pour conséquence une multiplication des codes visuels propres à chaques genres musicaux. Les musiciens nourrissent leur image et cherchent à devenir des marques à part entière grâce à une cohérence visuelle ; logotypes, typographies, style graphique, imagerie récurrente. Le passage de l'analogique au numérique forme également un grand tournant dans le design graphique et la musique à partir des années 1980. Cette conversion fut accélérée grâce aux innovations techniques : le compact-disc par Philips et Sony en 1981. La naissance de la PAO avec le Macintosh par Apple en 1984 et la création du langage Postscript par John Warnock pour Adobe. 

Analyse du CD

Pendant les années 1990, le CD devient roi. Symbole de modernité, peu coûteux à fabriquer, facile à transporter, le compact-disc remplace le vinyle. Cette innovation modifie l’industrie c’est pourquoi il fut très critiqué par les artistes qui lui reprochent d’annoncer la mort du graphisme et des pochettes. Pour cause devenant compact, la création graphique ainsi que le format changent passant de 31x31cm à 12x12 cm. Les designers ont alors repensé leur créations en misant surtout sur le livret contenu dans le CD. Comme Stefan Sagmeister le dit, une couverture de compact-disc contient plus d'informations et se rapproche du graphisme des livres. Plaques transparentes avec éléments graphiques dissimulés sous le CD et impression sophistiquée accompagnent de nombreuses éditions à grand tirage fig.2.1.  Le livret devient alors l'élément indispensable de la pochette avec un véritable travail de mise en page. Les graphistes jouent également sur l’aspect tactile de l’objet, le packaging, les textures sur les façades du support. Le premier grand succès d’un album CD est Brother in Arms (1985) de Dire Straits fig.2.2. 

 

Cette révolution numérique a fait également émerger de nouvelles formes de créations musicales, les instruments tels que les guitares, batterie sont désormais concurrencés par les manipulations numériques réalisées par le DJ sur sa table de mixage. Apparition de nouvelles pistes et sons, c’est le début du succès des DJ en tant que superstars. La modification du tempo des échantillons rythmiques, en boucle, sans modifier la fréquence des sons constitue un composant central de cette musique. Cette culture engendre une forme graphique nouvelle : le flyer. Très utilisé par la musique rave puisque leurs soirées, rave party, sont organisées dans des lieux changeants et ont besoin d'un moyen de communication avec leurs habitués. Les flyers et la nouvelle version du psychédélisme donnée par l'acid house  sont des exemples particulièrement remarquables fig.3.1 de ce genre musical. Leur développement a été particulièrement révélateur des profonds changements qu'a connus le graphisme underground post-punk. L'esthétique de la lettre anonyme, les typographies découpées et collées sont très appréciées. Le flyer démontre qu’un petit budget n’est pas synonyme d’image ennuyeuse. De plus, la démocratisation de l’informatique fait également émerger de nouvelles créations graphiques notamment par le biais des logiciels de manipulation d’image tels que Photoshop. 

Les Clips

Le CD n’a pas été le seul bouleversement de la décennie. Le graphisme des albums doit affronter un choc majeur : la naissance de MTV . C’est l'apparition du clip vidéo. Avec la diffusion en continu de clips musicaux de trois minutes la chaîne en fait un outil marketing de premier plan, les productions et budget augmentent instantanément. 

 

Cette création n’est pas appréciée par tous le monde, je cite les Rolling Stone “Mtv vend des looks au moins autant que des sous”. En effet la direction artistique des clips ont une grande importance et des artistes comme Michael Jackson l’ont compris. Avec son clip Thriller de quatorze minutes réalisé par John Landis, il donne une dimension épique au nouveau support fig.4.1. C’est un véritable court métrage avec mise en scène, chorégraphie, effets spéciaux. 

Cette nouvelle forme de communication se rapproche plus du spot publicitaire que du graphisme des pochettes.

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La dématérialisation
Diffusion de la musique à grande échelle

Les années 2000 marquent la dématérialisation de la musique. La démocratisation d’Internet provoque une diffusion de la musique à grande échelle. C’est la mort annoncée du CD. Le fichier de prédilection : le MP3, ce format repousse les limites de stockages. Il permet un partage offrant rapidité, sans oublier la gratuité qui devient la face obscure de la toile avec le piratage. Ces téléchargements illégaux permettent d’accéder à des données afin de les importer, modifier, partager via un ordinateur. À cette période, la plateforme Napster est pionnière des services de partage de fichiers audio en pair-à-pair. Le graphisme disparaît alors, la musique devient un fichier numérique. Jean-Yves Leloup dans Digital Magma, propose une étude de ces phénomènes fig.5.1 . 

 

En 2001 Apple crée le concept d’iTunes, une bibliothèque musicale. Son slogan : « Rip, mix and burn ». Lancé d'abord sur Mac, il s'adapte ensuite aux premiers iPod fig.5.2. Steve Jobs, CEO de la marque, décide alors de trouver une alternative légale au téléchargement. L'iTunes Music Store devient une plateforme d’achats de musiques à l'unité. Sa boutique virtuelle contient à son ouverture 200.000 morceaux. Le succès est exponentiel et cette création a permis de retrouver un système d’offre légal d'écoute. Au niveau du graphisme cette digitalisation réduit la pochette de disque aux dimensions d’une image JPEG 200x200 pixels sur un écran. Sur iTunes on retrouve des animations créées par le biais de formules mathématiques, le son est représenté visuellement par des ondes sonores, spectrogrammes sonagrammes.

 

Les réseaux sociaux comme moyen de visibilité 

L'explosion d'internet a provoqué une dématérialisation totale. L’auditeur ne possède plus les fichiers, ce qu’il écoute est stocké sur des serveurs. C’est l’arrivée de la musique en streaming. MySpace, Facebook, Youtube se développent et donnent la possibilité à tout amateur de diffuser gratuitement à échelle internationale leur musique. C’est le cas du groupe à succès Arctic Monkey, célèbre par l'intermédiaire de MySpace avant même d’avoir mis un album sur le marché fig.6.1. De même, pour Gnarls Barkley avec son single Crazy, au  sommet des classements au Royaume-Uni uniquement sur la foi des téléchargements MP3 fig 6.2. Désormais un nom de fichier dans la fenêtre playlist de Myspace constitue un facteur plus décisif qu’une pochette d’album. Les musiciens jouent sur cette apparence de proximité, leur page devient une carte de visite. Sur facebook les likes des fans contribuent à une diffusion virale inégalée des médias de masse. Le buzz est un nouveau terme qui prend de l’ampleur et se popularise. La notoriété des artistes s'accroît avec des recherches sur google.

 

Youtube fait éclore un nombre important d'artistes grâce à la vidéo. La qualité d’image s'est améliorée, le clip produit est immédiatement diffusé mondialement et devient la référence de la musique sociale. On aime le clip, on achète la musique d’un clic de souris. Chacun est libre d’en créer grâce au développement des portables, appareils photo et caméscope. L’éthique du do it yourself apparaît. On parle de mentalité interactive, celle-ci exige d'introduire sa touche personnelle. Les habitudes de consommation changent en profondeur, la constitution de bibliothèques numériques audio se développe. L’auditeur se rapproche des pratiques des DJs composant leurs mixes. On partage sa propre musique, réalise ses clips et ses pochettes d’albums. La mentalité interactive valorise l’action plus que le style ou même la clarté. Certains artistes en jouent et lancent des compétitions ouvertes pour créer les visuels de leur pochette. L’album des Yeah Yeah Yeah , celui de  JUL La machine en 2020 fig7.1. Aujourd'hui c'est soundcloud qui est venu en quelque sorte remplacer Myspace. 

 

Expérience musicale

Cette offre de streaming s’est accélérée avec l’arrivée d'applications telles que Spotify, Deezer, Apple music, qui ont repensé l'expérience musicale. Désormais on paye un abonnement pour une écoute en illimité. L'exemple de Spotify : plateforme créée en 2008, la plus importante au monde. Elle propose un modèle freemium qui donne accès à plus de 60 millions de titres à travers le monde. En 2018 le numérique a dépassé le physique pour la première fois. Pour cause, en plus de la technologie, les graphistes mettent en œuvre un certain nombre de stratégies. L’UX design est pensé pour offrir une expérience personnalisée avec des playlists selon les goûts, les envies. La large bibliothèque sonore permet de ne jamais lasser le consommateur. Et l’UI design de Spotify favorise une bonne hiérarchie visuelle qui permet aux usagers de s’orienter rapidement fig.8.1. L’organisation de son contenu dans des grilles, couleurs douces y participent. Des modes d’affichage mobile pour la conduite sont aussi conçus. La plateforme, consciente que la vidéo est le média de prédilection a récemment ajouté la fonctionnalité Canva : des mini-clips, gif fig.8.3. Le but est de tisser des liens entre artistes et fans. La pochette d’album prend vie en image 2D, 3D ou mixte et ce nouveau format attire et montre des résultats probants.  Spotify est ainsi inclus dans la promotion digitale des musiciens.  

 

Une promotion qui ne se passe plus du marketing digital, devenue essentiel. Gérer son image en ligne, son e-réputation, faire parler et se démarquer tout en continuant à surprendre sa fanbase pousse les artistes à redoubler de créativité. Et certains cherchent à promouvoir à l’aide de stratégies qui jouent sur l'affect des auditeurs. Nekfeu en 2016, joue sur l’exclusivité pour annoncer son album surprise Cyborg fig.9.1. Les spectateurs l’apprennent par SMS en plein concert. Un bel exemple de relation privilégiée, le sentiment d’appartenance à une communauté est alors à son paroxysme. La chanteuse Björk, elle, mise plutôt sur l’évolution des supports, en transformant son album en objets multimédias. En 2014, elle collabore avec les célèbres graphistes M/M Paris et Scott Snibbe, designer interactif, pour la création d’une application : Biophilia fig.9.2. Des algorithmes retranscrivent alors visuellement chaque son dans un univers galactique. C'était déjà l’ambition de Peter Gabriel dans les années 1990 avec Xplora 1 : un disque compact intéractif. Contenant 100 minutes de vidéo avec des jeux numériques, puzzles, énigmes qui permettent de déverrouiller de nouvelles zones du CD, avec du nouveau contenu à explorer. Cette véritable immersion dans le monde de l’artiste et de l’album illustre cette volonté de créer des expériences musicales fortes. L'espace et la musique sont liés : le visuel devient indissociable du son. 

Cette volonté d’interaction et d’immersion avec les spectateurs se trouve également lors des concerts. Ils sont le revenu le plus important pour les artistes car les ventes streaming rapportent peu. Ainsi, très vite partager sur les réseaux sociaux ou même diffuser en live, les shows font le tour du monde en quelques minutes. Cela pousse les artistes à repenser l’image en concert. Leurs performances deviennent de véritables spectacles visuels et les nouvelles technologies sont leurs alliés : Motion Design, Vjing. Le sigle VJ vient de la contraction du mot latin « video » (« je vois ») et de l'anglais « jockey » (conduire, manœuvrer), s'inspirant ainsi du terme DJ, propre à la musique. Il s’agit d’un terme large qui désigne la performance visuelle en temps réel. Le VJing est caractérisé par la création, manipulation de l'image synchronisée avec la musique via la projection et en direction d'un public.  L'usage écrit du terme a fait son apparition en mai 1980 dans une boîte de nuit à New York, appelée HURRAH. 

 

L’essor du VJ est intimement lié à l'émergence et aux succès de la scène techno qui crée de nouveaux espaces festifs valorisant autant l'esthétique visuelle que l’acoustique, une véritable expérience visuelle se crée alors. Cette esthétique se développe également beaucoup lors des festivals. Le duo VJ Rien pour le groupe techno I Hate Modes au Dour festival fig.10.1. Les sets de VJ utilisent souvent des fractions de vidéo tirées de diverses références culturelles, cinématographiques, associées à des effets numériques tels que le glitch. Ils utilisent également leur compétence en motion design pour réaliser des animations 2D ou 3D. La 3D en pleine essort remporte un franc succès qui permet de se démarquer et d’en mettre plein la vue au spectateur. C’est le cas Pfadfinderei, un studio de design et d’animation graphique basé à Berlin spécialisé dans la scénographie des médias interactifs. Ils ont travaillé sur les tournées de Paul Kalkbrenner, Moderat et Modeselektor. Synchronisant la musique avec une lumière minimale, des couches 3D et de la vidéo.  Ils ouvrent des perspectives différentes sous tous les angles du public fig.10.2. Aujourd’hui le VJ s’est développé aux autres genres musicaux et anime les concerts des plus grandes stars offrant une scénographie visuelle immersive pour les fans. Par exemple pour le Summer Tour de Céline Dion en 2016, Rémi Dubois aka VJ Remos à travailler sur la direction artistique, vjing du spectacle.

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Conclusion

Nous avons vu comment le numérique a fait évoluer l’industrie musicale et graphique depuis 1980. Les supports vinyle et CD ont été délaissés même si quelques collectionneurs subsistent avec la tendance du Vintage. La dématérialisation pousse les artistes à rechercher une image nouvelle. Pour se différencier les musiciens deviennent des marques et commercialisent des produits dérivés, des vêtements, des bijoux... Dans cette idée de proximité avec leurs auditeurs, des documentaires sur les stars se développent sur les plateformes de streaming : Orelsan sur Amazon Prime fig.11.1. Les supports sont remis en question et l’audiovisuel via Youtube devient le format de masse pouvant être visionné plusieurs centaines de millions de fois. Les Arts numériques permettent une nouvelle approche de communication qui place le consommateur au centre du processus.  Les outils de design se perfectionnent apportant de nouvelles solutions à la création avec l’émergence du motion design et de la 3D. Des nouveaux genre musicaux s’en empare tel que l’Hyperpop,   proposant des visuels marquants, originaux, offrant une mixité de techniques. Ce mouvement singulier utilise les codes de la musique populaire et d’internet ( mème, effets glitchs, rave party… ) fig.11.2

 

Les performances musicales transmédia sont le futur avec le développement des lives musicaux, comme Fortnite qui organise maintenant des concerts en ligne et en direct. Astronomical, le concert futuriste de Travis Scott sur la plateforme en 2020, fut un grand succès rassemblant 12,3 millions de joueurs en simultané : un record. Des produits dérivés sont même mis en vente sur le jeu. fig.11.3 Dans cette poursuite de volonté d'expérience immersive, on peut imaginer une intensification de ce genre d’événement et de l’utilisation de la réalité virtuelle avec l'intérêt grandissant pour le metaverse.  Ainsi on peut se demander  comment les artistes et designers vont utiliser ce potentiel technologique et les plateformes sociales pour représenter la musique avec des visuels et de l’interactivité d’une manière tout aussi engageante qu’un concert live ? 

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